"Au Tchad, les désengagés n'ont plus besoin de réintégration" Ahmat Yacoub

Samedi 2 Avril 2022

"il faut reconnaître qu’aujourd’hui, il n’est plus question d’évoquer la réintégration de ces personnes mais d’assurer une stratégie de prévention afin d’empêcher d’une part, les groupes extrémistes de puiser dans cette importante ressource humaine et d’autre part, de dissuader les désassociés de reprendre pour des raisons économiques la route de l’immigration".


Interview avec le président du centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme, Dr. Ahmat Yacoub Dabio, réalisée le 2 avril 2022 par M. Moulou Hassan Moussa, Rédacteur en chef de Toumaï Web Média

Bonsoir Dr. Nous voulons faire interview avec vous, dans le cadre d'un article pour Toumaï Web Médias et Equal Acces International sur la prévention de l’extrémisme violent.
 
Le sujet : Rôle joué dans le cadre de la prévention de l'extrémisme violent par le CEDPE  
 
L'entretien sera focalisé sur la stratégie mise en place par ledit centre CEDPE pour dissuader les jeunes marginalisés de rejoindre le groupe terroriste Boko haram et les méthodes adoptées pour intégrer les retournés du groupe terroriste dans la société. 
 
Questions : 
 
- Création et objectif du CEDPE 
Réponse : Le CEDPE est une sorte de Think Tank officiellement inauguré en janvier 2018 grâce à un groupe de personnalités ayant une expérience dans la prévention et la gestion des conflits. L’objectif est vaste mais d’une manière précise, c’est d’apporter une contribution dans la prévention et la gestion des conflits à travers la sensibilisation, la formation, l’étude, la recherche. Nous faisons la sensibilisation auprès des jeunes qu’il faut outiller à partir des bas âges pour leurs éviter, d’abord de ne pas être naïfs face à l’apologie de la violence puis comprendre que le fait d’être différents sur les plans géographique, social, politique, économique constitue une richesse pour la stabilité, la paix et le développement.
 
- Les réalisions du CEDPE en termes de prévention et lutte contre l'extrémisme violent. 
Réponse : Nous n’aimons pas utiliser le mot LUTTE car nous ne menons pas une lutte mais plutôt de la prévention. Il est difficile d’énumérer toutes les réalisations du CEDPE mais je donne quelques exemples. Sans se glorifier, je peux me permettre de dire que le CEDPE, à travers ses activités, est devenu une référence dans la prévention de l’extrémisme. D’abord, il est le seul à avoir mené le profiling des désengagés de Boko Haram en remettant aux autorités tchadiennes une base de données de 16 000 pages comportant les empreintes digitales, les photos, les signatures, dans le but d’assurer la réinsertion socioprofessionnelle. La publication d’une revue scientifique permettant aux jeunes chercheurs de s’exprimer à travers les études et la recherche qu’ils mènent, la publication des 22 ouvrages disponibles en ligne et en vente au centre, l’aide aux jeunes chercheurs de publier leurs ouvrages, la formation et le renforcement de la capacité des jeunes, l’organisation des échanges avec des lycéens, l’organisation des conférences – débats autour des thématiques de l’heure, la participation aux activités régionales et internationales (conférence, ateliers, forum…), l’implication dans la création des deux réseaux africains : le réseau des organisations de la société civile dans le bassin du Lac Tchad et le réseau des organisation de la société civile dans les grands lacs.
 
-  Stratégie mise par CEDPE pour intégrer les retournés au sein de la société et dissuader les autres à rejoindre de rang de Boko Haram. 
Réponse : Vous posez une question qui ressemble à l’histoire de la poule et de l’œuf ! qui est arrivé en premier ? C’est un casse-tête pour plusieurs raisons. On dirait qu’on n’a pas la volonté de s’attaquer à cette affaire en se cachant derrière l’absence d’un statut juridique.  Il faut rappeler qu’en l’absence d’un cadre infrastructurel ou d’un programme de déradicalisation, les désassociés des maquis des groupes extrémistes dans la province du Lac ont pour la plupart réintégré leurs communautés en abandonnant les idées extrémistes qui étaient à l’origine de leur engagement. Après l’étude menée sur le profilage, le CEDPE estime qu’environ 7000 « désassociés » dont 54 % de femmes ont regagné la province du Lac Tchad sans avoir reçu un programme de déradicalisation ou un accompagnement socio-professionnel. Un grand nombre des désassociés ont reçu peu ou pas d’assistance humanitaire, et sont généralement rentrés et même réinstallés grâce à la solidarité familiale/ communautaire, mais sans avoir bénéficié d’une évaluation sur les antécédents, le risque de traumatisme ou d’autres formes de victimisation. « Certes, contrairement aux années 2010, le risque inhérent de récidive reste minime pour plusieurs raisons parmi lesquelles la défaite progressive sur le terrain des groupes extrémistes, les luttes internes sources des divisions, la mort des deux leaders charismatiques ( Abubakr Shékawu[[1]]url:#_ftn1 de Boko Haram, Alburnawi de l’ISwap), la découverte par la population de la vraie nature des groupes extrémistes, le renforcement des forces de défense et de sécurité, le déploiement de l’administration dans la région, les mensonges des groupes extrémistes quant aux promesses sur terre et au-delà »[[2]]url:#_ftn2 . C’est pourquoi, même si le statut juridique des anciens « bokoharamistes » est un problème crucial, il ne doit en aucun moment être un handicap à un projet que le CEDPE en partenariat avec le réseau de la société civile vient de boucler. Il s’agit du projet de la stabilisation et de renforcement de la résilience des populations. D’ailleurs, force est de constater que le pardon est une particularité, sui generis, récoltée par les tchadiens à travers une expérience de six décennies d’un conflit fratricide. Cette mentalité inédite de tolérance et de pardon a permis aux désassociés et désengagés de se réintégrer dans leurs différentes communautés sans souffrir d’une quelconque stigmatisation ou marginalisation. Et par conséquent, il faut reconnaître qu’aujourd’hui, il n’est plus question d’évoquer la réintégration de ces personnes mais d’assurer une stratégie de prévention afin d’empêcher d’une part, les groupes extrémistes de puiser dans cette importante ressource humaine et d’autre part, de dissuader les désassociés de reprendre pour des raisons économiques la route de l’immigration.
 
- Les actions prioritaires et perspectives futures du CEDPE. 
Réponse : parmi les grandes actions, le projet que je viens de citer à savoir la « stabilisation et le renforcement de la résilience des populations de la province du Lac ». Ce projet inédit est d’une importance capitale. C’est un projet de 22 activités dont la formation professionnelle et la construction de 8000 logements dans les cinq départements de la province du Lac. Il changera sans doute l’image de la province et sera un exemple pour les deux espaces du G5 Sahel et du Bassin du Lac. Il vient d’être bouclé et il sera présenté aux autorités tchadiennes, aux partenaires et à la presse après le Ramadan après sa validation par le Réseau des organisations de la société civile du Bassin du Lac.
 
- Rôle des médias en ligne pour contrer l'extrémisme violent. 
Réponse : Le média dans son ensemble joue un rôle décisif mais l’apport financier et matériel n’est pas à la hauteur. Les autorités et les partenaires doivent renforcer la capacité financière, matérielle et intellectuelle des médias malheureusement ce n’est pas le cas. J’ai honte de voir l’état se glorifier d’avoir attribuer des miettes à la presse. Le CEDPE reconnaît l’importance du rôle du média et c’est pourquoi, il est présent sur la toile. Il a un portail et deux comptes twitter, un compte LinkedIn. En plus il a signé quelques conventions de partenariat avec de médias comme la Télévision Médi1, Alwihda.. tout en entretenant des bons rapports avec toute la presse tchadienne sans exception.
 
 
[[1]]url:#_ftnref1 Le chef de Boko Haram Abubakr Shékawu s’est fait exploser en mai 2021, lors d’un combat avec le groupe de l’Iswap de Alburnawi qui aurait lui-même trouvé la mort quelques mois après.
[[2]]url:#_ftnref2 Ahmat Yacoub DABIO, président du CEDPE, expert en gestion des conflits, auteur de plusieurs études dont « 7000 désengagés de Boko Haram à réinsérer, la bombe à retardement », Amazon 2020

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