Conférence internationale sur l'extrémisme violent (Contribution du Dr. Ahmat Yacoub Dabio)

Lundi 5 Aout 2024

Les États africains et plus précisément ceux du bassin du Lac Tchad n’ont pas donné une priorité à l’aspect préventif et continuent à traiter le volet des désengagés et désassociés de Boko Haram du point de vue sécuritaire.


La réinsertion socioprofessionnelle
des désengagés et désassociés de Boko Haram (RSPDD/BH),
Une stratégie préventive contre l’extrémisme violent

 
Mesdames et Messieurs les membres du Réseau des anciens Jecistes d’Afrique –RAJA,
Chers invités en vos rangs et vos qualités ;
 
Je tiens à remercier le RAJA pour avoir organisé cette conférence internationale sur un sujet d’une importance capitale qui, depuis plus de deux décennies mobilise la communauté internationale. Le terrorisme, souvent comparé à une ruche d'abeilles agitée arbitrairement entre 2001 et 2011, a eu un coût élevé pour l'humanité. La lutte contre l'extrémisme a mobilisé tout le monde. Tout le monde s’est senti concerné par la lutte contre l’extrémisme en utilisant tous les moyens militaire, sécuritaire, judiciaire, populaire et préventif. Le Tchad, un des rares pays d’Afrique qui, selon des études, aucun indicateur de l’extrémisme « national » n’a été détecté sur son sol, a décidé en 2014 de voler au secours de ses voisins pour combattre le terrorisme. L'intervention militaire a permis d'éloigner le groupe terroriste Boko Haram de son territoire. La même stratégie d’intervention militaire a été adoptée dans l’espace du G5 Sahel. Des mesures sécuritaires et judiciaires ont été prises pour limiter la propagation de l'extrémisme sur le sol tchadien. Après l’attentat de juin 2015 au marché central de N’Djamena où des personnes âgées, des femmes et des enfants ont été sauvagement tués, la solidarité populaire dans le combat contre le terrorisme a été unanime. Il est important de se rappeler qu'avant ces attentats, une petite minorité de Tchadiens exprimait délibérément sa sympathie envers le groupe extrémiste. Cette minorité estimait qu’il était injuste d’abattre sans procès le leader du groupe Mohamadu Yusufu. Depuis les attentats de juin 2016, le peuple tchadien s'est uni contre BH et a réussi à éviter toutes les tentatives d'infiltration et/ou d'attentat dans les grandes villes. Cet aspect populaire démontre à suffisance que la force à elle seule ne peut pas éradiquer l’extrémisme violent sinon la superpuissance militaire américaine aurait défait le Taliban qui bénéficiait d’un soutien populaire. Certes, la force est une nécessité pour vaincre des groupes extrémistes qui ne comprennent que le langage de la force et qui utilisent la violence pour terroriser, mais il faut l’associer à des stratégies de prévention qui doivent être soutenues par la population.
 
Depuis 2001 et avec l’augmentation des actes terroristes, les experts sont à la recherche des indices identifiant la phénoménologie de l’extrémisme. Concernant la jeunesse qui se glisse dans l’idéologie extrémiste, des questions restent toujours sans réponse. On se demande comment l’idéologie extrémiste parvient à s’introduire dans l’espace de la jeunesse, à s’y répandre jusqu’à l’affecter à en hypnotiser une partie ? Qu’est-ce qui pousse la jeunesse à opérer un « processus de  bifurcation » et au-delà de rupture brusque, à rejoindre les fondamentalistes islamistes et à se métamorphoser en force de mal ? Pour le CEDPE, il est essentiel que tous les intervenants collaborent pour prévoir une stratégie fiable visant à sensibiliser la jeunesse au danger de l'extrémisme.
Permettez-moi d’avouer que nous avons une part de responsabilité de cette effervescence terroriste. L’Occident doit faire son mea-culpa sur l’apparition du terrorisme dans l’espace du G5 Sahel après la déstabilisation de la Libye. Les forces de l’ordre nigérianes doivent reconnaître leur responsabilité dans la mauvaise gestion du dossier Book Haram lorsqu’elles ont sommairement abattu, sans procès, leur leader Mohammadu Yusufu. Reconnaître ses erreurs permettra de les éviter dans l’avenir. Par ailleurs, après quatre années de baisse d’intensité de violence, la recrudescence de la violence constatée depuis fin juin de cette année dans le bassin du Lac Tchad prouve que les stratégies de prévention adoptées çà et là dorment dans les tiroirs et n’ont eu aucun effet réel dans la prévention de L’extrémisme. Les États africains et plus précisément ceux du bassin du Lac Tchad n’ont pas donné une priorité à l’aspect préventif et continuent à traiter le volet des désengagés et désassociés de Boko Haram du point de vue sécuritaire. Les actions de la société civile très active dans la prévention de l’extrémisme violent à travers la formation, la sensibilisation et la dissuasion, ne sont pas exploitées par les autorités compétentes. Au Tchad, malgré l’injection des grosses sommes par les partenaires, les processus de DDR et DDRR n’ont jamais réussi puisque les responsables se bousculent à faire parties des différentes commissions dont l’objectif est de bénéficier des rémunérations.
 
Convaincu de la nécessité d’une politique de prévention, le centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme (CEDPE) a adopté une approche « deradico-préventive. C’est ainsi que les chercheurs ont mené deux grandes missions dans la province du Lac qui lui ont permis d’entrer en contact avec les communautés touchées par le phénomène d’extrémisme violent, de contribuer à leur résilience et d’effectuer le profiling des désengagés et désassociés de Boko Haram, afin d’assurer une réelle réinsertion socioprofessionnelle et d’éviter ainsi le risque de récidivité. Cette étude a conduit donc à une classification et des statistiques quantitative et qualitative permettant à tous ceux qui sont impliqués dans la prévention de l’extrémisme de comprendre les causes profondes de l’engagement et de désengagement des maquis de Boko Haram.
 
L’enquête s’est penchée sur le niveau d’études des désengagés qui est très faible. 81 désengagés revendiquent un niveau d’études dont 46 femmes et 35 hommes. Les quelques niveau mentionnés sont : la primaire, le CEP 1 ou l’école coranique. Un seul a le niveau Bac. 10 désengagés revendiquent un niveau de primaire, dont 4 désengagés avec un niveau de CEP1. 40 désengagés ont fait l’école coranique. 31  désengagés estiment avoir un niveau d’études mais n’apportent pas de détails. 96,81% des désengagés n’ont aucun niveau d’études. 33,45% des désengagés affirment souffrir d’une maladie (851 personnes). Ce sont généralement des cas de paludisme. 66, 34% des désengagés affirment être en bon état de santé. 321 désengagés de la catégorie d’âge 18-30 ans ont des problèmes de santé. 271 désengagés malades ont entre 31 et 40 ans. 250 désengagés malades ont entre 40 et plus de 60 ans. Une très grande majorité des désengagés ont des difficultés en nourriture. Ils sont 85,06% (2 164 personnes). 72,87% des désengagés ont des difficultés de logement (1 854 personnes). 35,18% des désengagés évoquent d’autres difficultés en dehors de nourriture et de logement.
L’enrôlement pour motif religieux représente 16,82%  (428 personnes), contre 83,18% qui invoquent un autre motif d’enrôlement. On distingue plusieurs modes d’enrôlement : enrôlement forcé, économique ou religieux.
En effet 74% (1 887 personnes) des 2 544 des désengagés affirment avoir été enrôlées de force, contre 25,83% d’entre eux qui évoquent un autre motif d’enrôlement. Au total il y a 11 827 enfants de désengagés. Les populations se trouvent souvent sans papiers, soit elles n’en ont pas, soit l’ont perdu en fuyant la terreur du groupe extrémiste. Ainsi, 94, 49% des désengagés n’ont pas des pièces d’identité 2 404 personnes. Seulement 140 personnes soit 5,51 possèdent une pièce d’identité. Il a été constaté dans cette étude que la tranche la plus touchée est celle de 18-30, avec 957 personnes soit 34,43%.
Ayant contribué par le passé aux atrocités du Groupe terroriste, les désengagés méritent plus d’attention, non pas comme d’aucuns le disent pour « les récompenser pour les atrocités commises » ; mais les empêcher de récidiver.
Malheureusement, il n'y a pas d'autre option que de les accompagner dans un processus visant à les aider à se débarrasser définitivement de la radicalisation idéologique.
Une étude scientifique doit être réalisée sur les parcours sociaux de cette catégorie d'anciens terroristes qu'on appelle « désengagés, retournés, démobilisés ». C’est à travers leurs parcours sociaux que les acteurs seraient en mesure de répondre à certaines questions en rapport avec les raisons de leurs adhésions au terrorisme et celles de leurs engagements. À partir de cette étude, il est possible de mettre en œuvre un processus de réinsertion professionnelle.
 
Le Centre a mis à la disposition de la ministre de la femme et de l’action sociale toutes les données soit environ 16 000 pages  une sorte de cartographie des désengagés et désassociés (DD) de BH. L’objectif principal de cette démarche est de préparer le terrain à un projet de RSPDD/BH (réinsertion socioprofessionnelle des désengagés de Boko Haram), puis inciter les acteurs à soutenir le projet qui consiste à désendoctriner la jeunesse victime de l’extrémisme. Quarante études ont été rendues publiques par les chercheurs du CEDPE sur la prévention et la gestion des conflits. Les chercheurs et les acteurs impliqués dans la lutte contre l'extrémisme violent peuvent se procurer ces études dans la bibliothèque spécialisée du CEDPE.
 
Chers participants,
Autant les multitudes de conférences, ateliers, colloques, séminaires, forum  ou réunions sur la thématique relative à l’extrémisme violent sont nécessaires pour dégager une stratégie commune axée sur la phénoménologie et la typologie, autant il est temps, voire urgent de passer à des grandes actions plus pratiques.

Dr. Ahmat Yacoub Dabio
Expert en gestion des conflits,
président du centre d'études pour le développement
et la prévention de l'extrémisme (CEDPE).
yacoubahmat@aol.com
www.centrerecherche.com
tel: 00235 99860817

Contribution à la Conférence internationale sur l'extrémisme violent,
organisée par le 
Réseau des anciens jecistes d’Afrique –RAJA
Conférence Episcopale du Tchad
Le 5 et 6 août 2024; N'Djamena, Tchad

N'Djamena, Tchad