Impensable au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la question de la normalisation des relations avec l’islamisme radical interroge le principe de réalité. Les batailles remportées contre Al-Qaïda en Afghanistan et le groupe État Islamique sur l’axe syro-irakien n’ont pas vaincu un adversaire fragmenté qui persiste à rejeter l’idée d’une coexistence pacifique entre les peuples.
Les groupes armés considèrent que la première des victoires est d’imposer un conflit permanent aux nations « impies », l’issue du combat important moins que l’engagement dans des opérations dispendieuses en vies humaines, afin de démontrer la dimension atemporelle de l’islam
Faute d’obtenir la paix par l’écrasement militaire (général Curtis LeMay
Depuis Thucydide
Par ce processus, Washington brise un tabou : négocier avec un groupe connu pour ses liens avec Al-Qaïda et son implication dans divers trafics (drogue, minerais, antiquités) ; un adversaire connu pour son inflexibilité. En effet, malgré ses appels à la « patience et la tolérance »
Depuis l’entame du processus de Doha, la sincérité des Taliban interroge. Quand un dirigeant historique d’Al-Qaïda est récemment neutralisé, Husam abd-al-Ra’uf, successeur pressenti d’al-Zawhahiri, l’opération a lieu dans le district d’Andar sous contrôle Talib
La signature talibane compte des faiblesses :
Un leadership imprécis. Baradar fait le voyage à Doha, mais le pouvoir exécutif demeure aux mains de la Shoura de Quetta, le conseil décisionnel
L’accord américano-taliban a été abondamment commenté par la nébuleuse radicale, qui s’interroge sur le bien-fondé de négocier – ou pas – avec Washington. Al-Qaïda parle de « victoire » tout en esquivant le devenir de ses relations avec les Taliban s’ils prennent Kaboul. Le groupe Etat islamique dénonce une alliance entre apostats (Taliban) et Croisés (Américains)
L’islam radical ne s’oppose pas à la tenue de pourparlers pourvu qu’ils contribuent à la sécurité de l’oumma et soumettent les parties contractantes à la loi coranique, ce qui inspirera la célèbre formule d’autrefois : « Soumets-toi (à l’islam) et tu auras la paix ». Bien que l’Etat islamique récuse l’option, persuadé que son projet califal finira par supplanter l’ordre mondial, un courant salafiste pragmatique émerge, ouvert à la géopolitique des nations et lucide sur la réalité des rapports de force. On pense notamment à Abou Mohammed al-Joulani, un chef de guerre syrien, ancien professeur d’arabe classique qui a gravi les échelons du djihadisme avant de fonder Hayat Tahrir al-Cham (HTC) dans la province d’Idleb.
D’une radicalité intangible et d’un islamisme forcené, al-Joulani se singularise par sa volonté d’autonomie. En 2013, il refuse de se ranger sous la bannière du groupe État islamique, estimant que les excès commis en Irak contreviennent à la sharia. Trois ans plus tard, il rompt avec Al-Qaïda, dont Ayman al-Zawahiri, pourtant n° 1, reconnaît dans une lettre étonnante de sincérité qu’il reçoit peu d’information du terrain
À la différence de la fermeté talibane faisant usage du temps long face aux États-Unis pressés d’achever une guerre « sans fin », al-Joulani adresse des signaux si ce n’est de normalisation, d’acceptation du temps politique. À Idleb, une administration laïque dite Gouvernement de Salut Syrien (SSG) règle les problèmes de la vie quotidienne. Bien que dédaignée par la population, l’instance témoigne d’une volonté de partage de nos codes sociétaux
Al-Joulani se garde bien de proclamer un califat. Il contient ses ambitions et fait acte de patience en stabilisant une relation point to point avec la Turquie d’Erdogan, interlocutrice de choix
Malgré ces décisions, une réalité s’impose :
Acculé dans la province d’Idleb, HTC n’a pas d’autre choix que de tisser des alliances ; Tout processus de normalisation isole al-Joulani de sa famille idéologique, altère sa représentativité et l’expose au risque de débordement de ses propres extrémités ; Ancien interlocuteur d’Al-Qaïda et du groupe Etat islamique, celui qui appelait al-Baghdadi « honorable cheik » est suspecté de connivence. L’opération des forces spéciales américaines qui neutralisa le chef de Daesh s’est déroulée dans un secteur d’Idleb supposément sous contrôle de HTC.
Malgré ces écueils, la volonté de normalisation du chef syrien est entendue et intègre peu à peu les grilles d’analyse. Après maintes rumeurs d’assaut sur Idleb, Moscou estime que l’actuel compromis permet d’éviter une nouvelle effusion de sang. Un diplomate russe, Igor Matveev, suggère un scénario en quatre D (Dé-radicalisation, dé-idéologisation, dé-militarisation, dé-centralisation
Au Mali, l’ensemble des acteurs du conflit se dit prêt au dialogue, de la junte militaire à l’imam Dicko, figure de proue de l’opposition islamiste – « On nous a longtemps dit de ne pas parler aux djihadistes. Mais ils occupent le terrain. Alors, on fait quoi ? »
De l’offre islamiste malienne, retenons deux profils. D’abord l’imam Dicko, stratège des alcôves qui se joue des institutions en manipulant habilement les contradictions – « Je suis wahhabite»
Dicko acte l’inefficience du salafisme combattant qui, au nom de l’avant-gardisme, s’arroge le monopole du changement en faisant peu de cas de l’expérience des Frères musulmans, qui surent développer au XXème siècle une stratégie matricielle du temps : patience, pugnacité et acceptation de compromis politiques pour conquérir le pouvoir par le bas.
Tout processus de dialogue conforte le rôle de maâlem (savant) auquel Dicko aspire ; être l’homme au-dessus de la mêlée, celui qui écoute et oriente. La concertation étant inhérente à sa perception de la fonction, l’imam capitalise en légitimité durant l’été 2020 lorsque les chancelleries se pressent à son domicile pour évaluer son influx sur l’opposition qui défie le pouvoir dans les rues de Bamako. Il parle, écoute, négocie avec ou sans espoir de résultat, l’essentiel étant de conférer à l’islam une place dans le processus en cours, démontrer qu’il n’y aura pas de sortie de crise sans recours à la prophétie de Mohammed.
À la différence du takfirisme de l’Etat islamique, dogme inclusif endigué sur le pur et l’impur qui châtie ceux qui s’en écartent, Dicko admet les nuances, la dimension évolutive de la société malienne à laquelle il participe en tirant avantage de son carnet d’adresses constitué lors de ses missions de médiation. Ses contacts avec les chefs de guerre de l’espace sahélo-saharien sont connus, notamment Iyad Ag Ghaly, le second profil d’islamiste prétendument ouvert au dialogue.
Natif des plaines arides d'Abeïbara, Ag Ghaly compte au nombre de ces individus en quête de leur destin. Après une jeunesse festive – poésie, vodka et guitare basse –, il participe à la guerre au Liban puis revient combattre dans les rangs de la rébellion touarègue. Ambitieux, il brigue la direction du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Le poste lui est refusé. Il espère être désigné amenokal (chef traditionnel) des Ifoghas ; là encore, c’est un échec. La diplomatie le tente. Il réussit à se faire nommer consul à Djeddah, mais l’Arabie saoudite l’expulse.
Ce pedigree instable n’inspire pas confiance à la France. En sus d’un bilan accablant (attentats, enlèvements, trafics), l’individu ne manifeste aucun infléchissement dogmatique, allant jusqu’à mettre en scène ses retrouvailles avec quelques-uns des deux cents djihadistes libérés par la junte militaire en octobre 2020. Son engagement armé s’apparente à une rente de situation lui assurant subsistance et popularité auprès de l’underground radical, package négociable dans le cadre d’un règlement global ; pour un mieux, il va de soi. Un mieux-disant au service de ses intérêts personnels.
Négocier avec ce type de chef de guerre pose une série de questions :
Quel cadre choisir ? Bi ou multilatéral ? L’enceinte doit-elle être continentale, nationale, ethnique ou tribale ? Comment intégrer les accords préexistants (Alger 2015) ? Sur quels critères agréer l’interlocuteur ? La sociologie radicale est instable, les chaînes de commandement aléatoires. Le chef de guerre diffère du membre de sa choura (conseil), qui diffère de l’homme de troupe ou des petites mains du djihad (porteurs de munitions, cuisiniers, domestiques). Pour nombre de ces derniers, la paix induirait une perte de revenus. Comment aborder l’ostracisme de groupes priorisant l’activité criminelle ? Des négociations ont été tentées avec Boko Haram par l’ancien président nigérian Obasanjo et Babakura Fugu (2011)
À Bamako, le mainstream de la pensée stratégique suggère une sortie de crise à l’algérienne, à l’instar de la loi de Concorde civile, qui amnistia des milliers de combattants islamistes afin de solder la décennie noire (1991-2002). Bien que l’initiative mit fin à la guerre civile, le maquis islamiste n’a jamais été éradiqué. L’armée algérienne a ainsi récemment déjoué une tentative de redéploiement d’AQMI dans la région de Jijel (nord-est)
Autre hypothèse : s’inspirer du pacte de non-agression que la Mauritanie aurait convenu avec AQMI, thèse maintes fois évoquée par la presse, maintes fois démentie par les autorités de Nouakchott
L’islam nomme Dar al-Sulh un traité de paix entre deux parties, Dar al-Kharadj un traité imposé à une nation tributaire et Dar al-Harb – l’hostilité envers un pays contrevenant aux valeurs de l’islam sans que l’affrontement soit nécessairement engagé
Les chefs islamistes qui acceptent de négocier des trêves (hudna – temporalité transitoire) ne théorisent pas la coexistence entre les religions monothéistes. Nous sommes en présence de cas épars, quelques individualités réalistes quant à l’asymétrie d’un rapport de force qui engonce le salafisme combattant dans une spirale de violences et de contre-violences répondant certes au devoir du djihad, mais inadaptée aux besoins des populations : sécurité, emploi, éducation. Dé-prioriser le « chaos salvateur » leur permet de sanctuariser un territoire ou une aire d’influence, de donner des gages aux institutions internationales dans l’espoir de s’inviter à la table des puissants et d’imposer leur agenda islamiste
Avant même d’élaborer une stratégie de négociation, il conviendrait d’établir une gradation des individus « fréquentables » ou « infréquentables », déterminer les paramètres – fixes ? – d’éligibilité au dialogue, en concertation avec les Etats engagés dans la lutte antiterroriste afin de présenter un front commun.
A ce jour, négocier est moins un acte de puissance qu’une échappatoire aux conflits insolubles. La thèse du « conflit asymétrique voué à l’échec » s’en trouve confortée et la crédibilité politique des gouvernants – engagée devant les opinions publiques. Si on s’en tient aux États-Unis, 850 milliards de dollars ont été dépensés par le Pentagone en Afghanistan, 24 000 soldats ont été tués et blessés. Force est d’admettre que la problématique initiale n’a toujours pas été résolue. L’OTAN craint qu’un retrait précipité des Etats-Unis n’aboutisse à la formation d’une nouvelle plateforme de groupes armés
La France estime que négocier avec quiconque récusant les règles élémentaires d’engagement militaire et du dialogue serait une entorse à ses valeurs, engager un processus instable risquant de contrevenir à ses intérêts. Autant Paris peut entendre que l’ara pacis (l’autel de la paix) a pu servir dans le passé à asseoir une stratégie de domination, autant il est constaté qu’aucun groupe n’adresse des signaux d’apaisement dogmatique ou de renoncement à la violence. Ouvrir des canaux informels en pareil contexte offrirait des gains à la marge. Accroître les divisions au sein d’une mouvance déjà fractionnée. Accorder du crédit à ceux qui n’en ont pas. Prôner la démocratie auprès de chefs de guerre ayant pour référence des républiques islamiques qui pratiquent déjà le parlementarisme (Iran, Pakistan, Bangladesh).
Face à la fragmentation de l’islamisme radical
Bien que l’islamisme armé s’obstine à envisager la négociation sous l’aspect de la trêve ou de la soumission, notons un phénomène de fragmentation résultant d’effondrements successifs. La défaite d’Al-Qaïda en Afghanistan a disséminé des groupes au Maghreb qui ont gangréné le Sahel
A cette dynamique de dissémination/propagation s’ajoute un autre facteur de division : l’ethnicité de la violence. Le mot « terroriste » a longtemps essentialisé le djihadisme global d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique. Le rapport de force actuel tend à fixer les combattants dans les porosités sociétales du champ de bataille, s’y fondre pour s’y confonde, ingérer les désespérances locales, se marier et enfanter, s’approprier les enjeux de proximité (litiges pastoraux, accès aux terres, contrôle des puits) pour s’autoproclamer assesseur d’une solution islamiste.
En fait de guerre antiterroriste, ne serions-nous pas confrontés à la question peule dans la région du Macina
Le choix de formaliser un différentiel, celui-ci ou un autre, contribuerait à catégoriser la nébuleuse radicale, à identifier les « acteurs non étatiques » qui admettraient de faire la part entre l’acceptable (la paix) et l’illusoire (la soumission).
Pour l’heure, la lucidité de quelques-uns ne permet pas d’établir une stratégie globale. Actons l’existence de signaux faibles d’un comportement néo-salafiste, néo pour désigner un salafisme pragmatique disposé à participer au jeu des institutions sans avoir l’impression de se déjuger, des chefs de guerre comprenant que l’avenir de leur projet repose sur la bonne gouvernance et la synchronisation de nos régimes composites, eux et nous ; de facto, une rupture avec le discours spectral de l’Etat islamique, qui, au nom d’une société islamique idéale, campe une signature temporelle orientée vers l’absolutisme brutal et le rejet paroxysmique des temps historiques
Dans l’univers clos du contre-terrorisme, un adage dit : « Un poseur de bombe est un poseur de questions ». Certainement faudra-t-il, un jour, anticiper le vecteur par lequel l’islamisme radical pourrait venir à la table des négociations, à savoir la politique. Plus précisément, se préparer à ouvrir les dossiers de la discorde qui auront constitué le terreau de propagation de l’islamisme radical. La défaillance des États des régions concernées (Sahel/Proche-Orient), la corruption endémique (5 % de l’aide financière aux vingt-deux pays les plus pauvres vont dans les paradis fiscaux
Si la paix doit avoir un prix, ce sera celui-ci : une négociation franche, sans esquive des zones d’ombre. Ceci bien avant d’envisager le temps des réconciliations.
Note de la FRS n°07/2021
Pierre Boussel, 18 mars 2021
Faut-il négocier avec les groupes armés terroristes ? :: Note de la FRS :: Fondation pour la Recherche Stratégique :: FRS (frstrategie.org)
https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/notes/2021/202107.pdf