L’exécution forcée n’est pas une invention du droit administratif tchadien. C’est depuis l’arrêt Société Immobilière Saint-Just du 2 décembre 1902, rendu par le Tribunal des Conflits, que l’exécution forcée s’est révélée comme une prérogative importante de l’Administration publique. Cet arrêt se présente comme la source originelle du régime applicable à l’exécution forcée décidée d’office, tant pour la définition de cette notion juridique que pour les conséquences contentieuses qu’elle entraine. Il constitue un exposé particulièrement clair, vigoureux et complet des données du problème.
Mutatis mutandis, cela a été réceptionné par le droit administratif tchadien, qui, à son tour la consacre formellement par le biais du décret du 22 novembre 1962 portant maintien de l’ordre public, sans pour autant définir la notion elle-même ni préciser ce que cela peut comporter comme responsabilité de l’Administration si elle en fait un mauvais usage. Ce qui parait dangereux.
Mais le plus dangereux, c’est l’opportunité rédactionnelle contestable de ce décret, parce que, si l’on s’en tient aux dispositions constitutionnelles d’entre temps : « (…) les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens » ressort en réalité du domaine législatif (Titre IV : Des rapports entre le parlement et le gouvernement Art. 30 de la Constitution de 1960). Cependant, le régime dictatorial de l’époque a profité de la dissolution de l’Assemblée Nationale suite à la déclaration de l’état d’urgence (mars 1962) pour réglementer cette institution d’exécution forcée au Tchad en lieu et place du pouvoir législatif. C’est le même acte qui bizarrement fonde toutes les exécutions forcées au Tchad même actuellement.
En quoi consiste exactement l’exécution forcée administrative ?
L’exécution forcée est une prérogative exorbitante de droit commun qui consiste dans la faculté qu’a l’Administration, lorsqu’elle a pris une décision exécutoire, d’en réaliser directement elle-même l’exécution par la contrainte en mettant en mouvement la force publique contre le(s) particulier(s) récalcitrant(s). Il peut aussi s’agir dans les mêmes circonstances de l’exécution d’un acte judiciaire. On ne peut mieux saisir cette idée qu’en l’opposant aux procédés dont disposent de leur côté les administrés pour faire valoir leurs droits. Alors, lorsqu’un particulier se prétend titulaire d’un droit vis-à-vis d’un autre particulier et que celui-ci conteste ce droit et s’oppose à sa réalisation, le premier est obligé de s’adresser à un juge afin d’obtenir, d’une part, la contestation juridictionnelle de son droit, d’autre part, le titre exécutoire qui résultera du jugement et lui permettra de provoquer l’intervention de la contrainte publique. C’est alors l’intérêt public qui exige au profit de l’Administration cette majoration des prérogatives non concédées à tous par le droit commun.
La question du jour est : l’obligation incombant à l’Administration de recourir à l’exercice du privilège d’exécution forcée est-elle absolue ?
Elle ne saurait être regardée comme absolue. En réalité, lorsque l’Administration évite d’être l’instigatrice de trouble à l’ordre public, elle est en droit, de ne pas faire recours à l’exécution forcée ni de son propre acte et de surcroit dans le cadre de l’exécution d’un acte judicaire. Dès lors, le trouble à l’ordre public, s’impose comme une limite ou un tempérament au droit du concours à la force publique.
L’ordre public, non seulement autorise l’autorité de police administrative à exercer son privilège d’exécution forcée, mais encore, l’oblige à renoncer à son exercice. Elle est obligée à l’exercer lorsque l’ordre public est dégradé et qu’il faut rétablir, mais aussi, renonce à son exercice lorsqu’elle estime que cet exercice peut être à l’origine de troubles à l’ordre public existant.
De ce fait, exercer ou renoncer à l’exécution forcée, poursuivent le même but pour l’autorité de police administrative : maintenir l’ordre public. Dès lors, on peut dire que, dans le but de maintenir l’ordre public, l’autorité administrative peut être amenée à renoncer à l’exécution forcée de décisions exécutoires, qu’elles soient administratives ou judiciaires.
L’hypothèse du refus de l’administration de prêter main-forte à l’exécution d’une décision de justice, ne manque pas, d’exemples prétoriens même en France. Cette hypothèse, a été enrichie, par une jurisprudence abondante du Conseil d’Etat français, dont deux arrêts importants que célèbres, ont successivement fixé les données et solutions du problème. Il s’agit des arrêts Couitéas et Société La Cartonnerie et imprimerie Saint-Charles.
Dans l’espèce, Couitéas, le propriétaire d’un vaste domaine situé en Tunisie, qu’occupaient des tribus d’indigènes, n’avait pas pu obtenir du Gouvernement français l’exécution par la force militaire du jugement qui ordonnait l’expulsion des occupants. Car, selon le Gouvernement une telle exécution aurait pu entrainer un trouble certain à l’ordre public. C’est ainsi, que le Conseil d’Etat français, a décidé que le « le gouvernement a le devoir (…) de refuser le concours de la force armée, tant qu’il estime qu’il y a danger pour l’ordre et la sécurité ». Donc, l’obligation qui pèse sur l’autorité de police de faire exécuter par la force les décisions de justice est tempérée par une autre obligation : celle d’apprécier les conditions de cette exécution forcée.
Mêmement, la menace de trouble à l’ordre public, était immédiate dans l'affaire Société La Cartonnerie et imprimerie Saint-Charles. Car, l’administration était requise de faire évacuer une usine qui était occupée par des grévistes ayant séquestrés de responsables en charge de l’usine. Si l’administration, avait usé de la force publique pour chasser les grévistes de l’usine, cela nuirait a fortiori l’ordre public. C’est pourquoi, elle a renoncé à l’usage de l’exécution forcée et a envisagé de favoriser la voie de négociations plutôt que celle de rechercher l’affrontement.
Alors, lorsque l’exécution forcée d’une ordonnance même judiciaire pouvait entrainer de troubles graves à l’ordre public, la police peut renoncer à son usage et faire prévaloir ainsi l’ordre public sur l’autorité de la chose jugée. Le juge laisse, alors, à l’Administration d’apprécier si l’emploi de la force risquerait de compromettre l’ordre public, c’est-à-dire, pourrait provoquer des troubles matériels (bagarres, manifestation entre autres) incompatibles avec le maintien de « l’ordre dans la rue » et la tranquillité.
En somme, ce qui est à retenir, est qu’il faut éviter à tout prix que les moyens utilisés pour assurer l’exécution de la décision juridictionnelle suscitent un désordre plus considérable que celui résultant de la méconnaissance même de cette décision. Alors, la puissance publique a la possibilité de se soustraire à son obligation d’agir, si son intervention risquerait de provoquer de troubles à l’ordre public.
Dans ce cas, l’autorité de police saisie d’une demande de concours à l’exécution forcée doit, après avoir vérifié que l’acte administratif ou le jugement en cause est susceptible de recevoir exécution, se demander si l’intervention de la force publique ne causerait pas un trouble à l’ordre public en raison des réactions qu’elle provoquerait. Et, elle peut rejeter la demande quand l’exécution forcée du jugement porterait atteinte à l’ordre public mais à condition que le trouble qui en résulterait risque d’être plus grave que celui qui découle de l’inexécution du jugement.
Elle doit mettre en balance deux troubles à l’ordre public et accepter que le moins grave se produise pour éviter l’autre. Sans doute, c’est parce qu’il s’agit d’une règle de bon sens, qu’il est accordé une telle possibilité d’appréciation à l’autorité administrative. Ainsi, le risque de désordres dans la rue plus grave que l’atteinte à l’autorité de chose jugée, fonde la violation de cette autorité de chose jugée, par l’administration.
Kelle Mahamat.
Doctorant en Droit public.